La Suisse devient-elle le royaume des pesticides ? Partie 2 : Une homologation simplifiée ne représente pas seulement une menace pour les insectes pollinisateurs

Avec la révision totale de l'ordonnance sur les produits phytosanitaires prévue, de nombreux pesticides dangereux pourraient être nouvellement autorisés en Suisse. Les effets sur les espèces non visées importantes - amphibiens, champignons aquatiques et presque tous les insectes pollinisateurs - ne sont toujours pas évalués. Dans cet article, la façon dont la procédure d'homologation est menée actuellement sera presentée et il sera démontré pourquoi la révision prévue menacerait encore davantage les espèces non visées, notamment les insectes pollinisateurs d'importance systémique pour l'agriculture et la nature.
Der Segelfalter wird bei der Zulassung von Pflanzenschutzmittel nicht berücksichtigt.
Segelfalter

L'essentiel en bref:

  • L’évaluation des effets des produits phytosanitaires dans le cadre de la procédure d’homologation actuelle se limite à quelques groupes d’espèces et, là encore, à un petit nombre d’espèces qui servent de représentants pour toutes les autres espèces.
  • Par exemple, les effets que ces produits ont sur les milliers d’espèces d’insectes pollinisateurs ne sont évalués que sur l’abeille mellifère, alors que la diversité et les populations de celle-ci ont fortement diminué et que les insectes pollinisateurs sont d’une importance systémique pour l’agriculture et la nature.
  • Le gain en efficacité de la procédure d’homologation recherché par la révision totale de l’OPPh ne doit pas se faire au détriment de la biodiversité et de la santé.
  • Il convient plutôt de remédier aux lacunes existantes de la procédure d’homologation.

Introduction

Plus de 800 demandes d’homologation de produits phytosanitaires qui n’ont pas encore été traitées se sont accumulées au sein de l’administration fédérale. Les demandes accumulées restent en suspens en raison du manque de personnel pour traiter les demandes à temps. Cela est dû au refus constant du Parlement de mettre à disposition davantage de ressources en personnel. Au lieu de cela, les milieux du lobby agricole ont déposé une initiative parlementaire visant à ce que les homologations des produits phytosanitaires autorisées dans les pays de l’UE soient reprises par la Suisse sans autres examens. Qui pense à mal ? L’initiative parlementaire bénéficie d’un soutien provisoire dans les deux chambres [1] .

La révision totale de l’ordonnance sur les produits phytosanitaires (OPPh) doit permettre de mettre en œuvre l’initiative parlementaire mentionnée ci-dessus. Pour ce faire, il est prévu d’introduire ce que l’on appelle une « homologation simplifiée » pour les produits phytosanitaires, qui permet de gagner du temps en se dispensant d’un examen environnemental et sanitaire. SansPoison a déjà mis en lumière les conséquences problématiques de cette révision dans un article de fond et un article sur l’importance des insectes pollinisateurs pour l’écosystème et pour l’être humain.

Un déclin inquiétant des insectes pollinisateurs

Au cours des dernières décennies, on a constaté une forte diminution des insectes pollinisateurs [2] [3], les spécialistes parlent d’une « crise de la pollinisation ».

L’association SansPoison demande :

La prise en compte des espèces non visées telles que les amphibiens, les champignons aquatiques, les abeilles sauvages et les insectes pollinisateurs lors des processus d’homologation des produits phytosanitaires.

Des responsabilités douteuses

La procédure d’homologation actuelle en Suisse s’oriente en principe sur les prescriptions de l’UE [4]. C’est ce qu’on appelle le « renversement de la charge de la preuve » (en droit) qui s’applique : Ce n’est pas les autorités d’homologation qui doivent prouver que la substance est dangereuse, mais le demandeur d’une nouvelle substance active qui doit prouver par ses propres études que celle-ci n’est pas dangereuse. Le principe du renversement de la charge de la preuve, valable en soi, n’a toutefois qu’une utilité limitée, car – avec l’aval du législateur – seule une partie des risques réels pour la nature doit obligatoirement être examinée.

Les espèces non visées sont des organismes qui ne sont pas la cible de l’utilisation de pesticides, mais qui peuvent néanmoins être affectées par ces derniers.

En Suisse, c’est l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) qui est responsable de l’homologation des produits phytosanitaires depuis 2022. Auparavant, cette compétence relevait de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Une étude de la société d’audit et de conseil KMPG mandatée par la Confédération et datant de 2019 [5], a toutefois constaté des manquements en matière de gouvernance dans la procédure d’homologation, notamment un conflit d’intérêts concernant l’OFAG : l’OFAG était à la fois responsable de l’autorisation des pesticides en Suisse et de la promotion de la production agricole. Un conflit d’intérêts évident, car si les pesticides toxiques permettent de lutter efficacement contre les mauvaises herbes, les insectes nuisibles et les maladies fongiques, ils causent en même temps davantage de dégâts à la nature et aux écosystèmes. C’est pourquoi cette compétence a été transférée de l’OFAG à l’OSAV dès le 1er janvier 2022.

Procédures d’homologation dans l’UE et en Suisse

Les procédures et critères d’homologation des produits phytosanitaires et de leurs substances actives sont largement harmonisées en Europe. Cependant, il n’existe pas d’accord sur les produits phytosanitaires entre la Suisse et l’Union européenne (UE), ni de reconnaissance mutuelle. Or, l’OPPh actuellement en vigueur renvoie directement à la législation européenne dans presque toutes ses sections, parfois même littéralement.

La révision de l’OPPh n’apporte aucune amélioration, au contraire, elle augmente les risques

Que contrôle-t-on lors de la procédure d’homologation ? Sur le site de la Confédération, on peut lire : [PSM] « Ils ne peuvent être homologués que s’ils n’ont pas d’effets secondaires inacceptables sur la santé de l’être humain et des animaux, ni sur l’environnement ».[6] Concrètement, ces effets secondaires sont régis par l’art. 4 et l’annexe de l’OPPh.[7] Les conséquences pour l’environnement, appelées « risques écotoxicologiques », sont examinées (également depuis 2022) par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Avec toutefois une exception importante : le risque pour les insectes utiles et les araignées au sein des cultures traitées avec des produits phytosanitaires, où le risque et la nécessité d’agir sont manifestement les plus importants, relevera toujours de l’OFAG. De plus, la toxicité n’est testée que sur un nombre très limité d’espèces de mammifères, d’oiseaux, d’arthropodes utiles (par exemple les acariens et les coccinelles), d’organismes aquatiques et d’abeilles mellifères ; concrètement, la toxicité n’est testée seulement pour deux à dix espèces au maximum par groupe d’espèces.

La toxicité n’est pas du tout testée pour:

  • des milliers d’autres espèces non visées
  • d’autres pollinisateurs que les abeilles mellifères, par exemple les abeilles sauvages (voir article sur notre site), les papillons, les syrphes, les coléoptères et les guêpes
  • les fourmis
  • les amphibiens
  • les reptiles
  • les champignons aquatiques (le « système digestif des eaux » [8])

Tous ces groupes d’espèces et espèces sont importants pour les écosystèmes et les insectes pollinisateurs revêtent également une importance systémique directe pour l’agriculture. Malgré cela,
au moins 50% d’entre elles sont aujourd’hui menacées ou en partie déjà éteintes. Dans le cas des amphibiens, environ 79% des espèces figurent sur la liste rouge de l’OFEV (2023) [9]. Un grand nombre de travaux scientifiques réalisés dans le monde entier indiquent que les pesticides constituent une menace importante pour les espèces non visées susmentionnées.

Certes, l’OPPh stipule que les effets sur les espèces non visées doivent être pris en compte, mais uniquement [Europäische Behörde für Lebensmittelsicherheit][10] « lorsque les méthodes d’évaluation scientifiques de ces effets, acceptées par l’EFSA, sont disponibles » (OPPh, article 4, alinéa 5, e). Mais comme il n’existe pas de telles méthodes pour les groupes d’espèces mentionnés, ni l’OSAV, ni l’OFEV, ni l’OFAG ne se sentent obligés d’examiner les risques potentiels dans la procédure d’homologation.

De ce fait, la procédure actuelle d’homologation des produits phytosanitaires contredit déjà la Constitution fédérale ; l’article 78, al. 4, stipule :  » Elle légifère sur la protection de la faune et de la flore et sur le maintien de leur milieu naturel dans sa diversité. Elle protège les espèces menacées d’extinction.“

La révision totale prévue de la OPPh ne modifie en rien ces irrégularités. Le projet n’apporte aucune amélioration pour la biodiversité et il met en danger l’agriculture, car l’homologation massive et sans contrôle de nouveaux pesticides européens menace encore plus les insectes pollinisateurs d’importance systémique (voir article sur notre site).

Conclusion

L’association SansPoison est certes favorable à ce que les 800 demandes d’autorisation de produits phytosanitaires en suspens exagérement accumulées depuis des années soient réduites plus rapidement, car cela permettrait peut-être de remplacer des pesticides plus anciens et plus nocifs par des alternatives respectueuses de l’environnement et de la santé. Toutefois, cette amélioration de l’efficacité ne doit pas se faire au détriment de la nature et de la santé humaine, comme on peut le craindre sur la base du projet actuel de révision totale de l’OPPh. Il faut au contraire, pour traiter plus rapidement les demandes, augmenter le personnel de l’administration fédérale et élargir l’évaluation des risques aux groupes d’espèces qui n’ont pas été traités jusqu’à présent, notamment les insectes pollinisateurs. La Suisse, l’un des pays les plus riches de la planète, peut se le permettre.


[1] De la dernière session du Conseil des Etats, le 27 février 2024.

[2] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0048969719300166

[3] https://www.researchgate.net/profile/Stephane-Kluser/publication/239903454_Global_Pollinator_Decline_A_Literature_Review/links/56261b5308aeabddac92a2c6/Global-Pollinator-Decline-A-Literature-Review.pdf

[4] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/DE/TXT/?uri=CELEX%3A32008R1272

[5] https://www.anmeldestelle.admin.ch/dam/chem/de/dokumente/bericht-evaluation-zulassungsverfahren-von-pflanzenschutzmitteln.pdf.download.pdf/bericht-evaluation-zulassungsverfahren-von-pflanzenschutzmitteln-de.pdf

[6] https://www.blv.admin.ch/blv/de/home/zulassung-pflanzenschutzmittel/zulassung-und-gezielte-ueberpruefung/zulassungsverfahren.html

[7] https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2010/340/de

[8] https://www.igb-berlin.de/news/artenschutz-fuer-pilze

[9] https://www.bafu.admin.ch/bafu/de/home/themen/biodiversitaet/publikationen-studien/publikationen/rote-liste-der-gefaehrdeten-arten-der-schweiz–amphibien.html

[10] EFSA est l’autorité européenne de sécurité des aliments (https://www.efsa.europa.eu/de)

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